Pardon M. Fleur
Je demande « pardon M. Fleur ». M. Fleur, un joli nom pour un homme qui travaille la terre. La dernière fois que je l’ai vu c’était il y a 32 ans. Il habitait avec sa femme une ferme derrière les bois.
Une bien jolie ferme avec une maison de maître, des dépendances et face à cela une vieille église qui servait de grange ou d’étable j’ai jamais très bien su. C’était beau, autrefois, mais le temps avait fait son œuvre, les vitraux étaient éventrés, les murs lézardés, le crépi partait par endroit. Au milieu, une cour boueuse où se promenaient poules et canards.
Ils étaient durs à la tâche, ridés, ravinés par l’air, le soleil et le travail mais avec une lumière au fond des yeux et un magnifique sourire pour qui arrivait. Une vie aride mais une vraie vie, ils plantaient, s’occupaient du troupeau, récoltaient et lorsque venait la saison des pommes nous allions avec mes parents chercher de plein cageots de belles pommes dodues, sucrées et parfumées.
Je n’ai jamais mangé de telles Golden, légèrement rosées, pleines de jus avec un goût de cannelle. Elles étaient énormes. Des vraies pommes comme on pourrait les rêver. Les arbres étaient très hauts avec un beau tronc bien sain, ils étaient la fierté de ce couple. Tous les ans ils comptaient les dizaines de kilos de pommes que donnait tel ou tel arbre. Un peu comme on surveille les devoirs de son enfant et les notes rapportées de l’école. Ils veillaient avec amour sur leur verger.
Un jour maman est allée là-bas, l’homme pleurait, la femme était rentrée dans sa maison et ne voulait pas voir ça. Des bucherons étaient en train d’abattre les magnifiques pommiers, ces pommiers qui avaient plus de trente ans peut-être même plus de cinquante ans, qu’ils avaient bichonnés, attentifs aux tâches sur les feuilles, aux insectes et à tous les dangers de la nature.
Pourquoi ? « Vous savez les quotas, des décisions prisent dans les bureaux de la commission européenne, trop de pommes, il faut faire augmenter les prix, toussa toussa ».
A côté il y a des champs entiers de Golden qui poussent sur des arbres riquiqui des arbres qui ne dépassent pas 1,50 pour qu’on puisse bien ramasser toutes les pommes à la main. Les arbres forcés, qu’on arrose sans cesse pour gonfler les fruits d’eau et pour qu’ils pèsent plus, pour qu’ils rapportent plus, même s’ils sont moins bons.
Pardon M. Fleur pour notre bêtise, pardon pour vos arbres abattus et votre cœur déchiré, pardon Mme Fleur d’avoir fait pleurer votre mari et peut-être vous aussi, cachée dans votre maison.